Le théâtre représente un salon fort orné.
Suzanne, seule.
Tenant des fleurs obscures, dont elle fait un bouquet.
Que madame s’éveille et sonne ; mon triste ouvrage est achevé.
Elle s’assied avec abandon.
À peine il est neuf heures, et je me sens déjà d’une fatigue… Son dernier ordre, en la couchant, m’a gâté ma nuit tout entière… Demain, Suzanne, au point du jour, fais apporter beaucoup de fleurs, et garnis-en mes cabinets. — Au portier : Que, de la journée, il n’entre personne pour moi. — Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seul œillet blanc au milieu… Le voilà. — Pauvre maîtresse ! elle pleurait !… Pour qui ce mélange d’apprêts ?… Eeeh ! si nous étions en Espagne, ce serait aujourd’hui la fête de son fils Léon…
Avec mystère.
et d’un autre homme qui n’est plus !
Elle regarde les fleurs.
Les couleurs du sang et du deuil !
Elle soupire.
Ce cœur blessé ne guérira jamais ! — Attachons-le d’un crêpe noir, puisque c’est là sa triste fantaisie.
Elle attache le bouquet.
Suzanne, Figaro.
Regardant avec mystère.
Cette scène doit marcher chaudement.
SUZANNE.
Entre donc, Figaro ! Tu prends l’air d’un amant en bonne fortune chez ta femme !
FIGARO.
Peut-on vous parler librement ?
SUZANNE.
Oui, si la porte reste ouverte.
FIGARO.
Et pourquoi cette précaution ?
SUZANNE.
C’est que l’homme dont il s’agit peut entrer d’un moment à l’autre.
FIGARO.
L’appuyant.
Honoré Tartufe Bégearss ?
SUZANNE.
Et c’est un rendez-vous donné. — Ne t’accoutume donc pas à charger son nom d’épithètes ; cela peut se redire et nuire à tes projets.
FIGARO.
Il s’appelle Honoré !
SUZANNE.
Mais non pas Tartufe.
FIGARO.
Morbleu !
SUZANNE.
Tu as le ton bien soucieux !
FIGARO.
Furieux.
Elle se lève.
Est-ce là notre convention ? M’aidez-vous franchement, Suzanne, à prévenir un grand désordre ? Serais-tu dupe encore de ce très méchant homme ?
SUZANNE.
Non, mais je crois qu’il se méfie de moi ; il ne me dit plus rien. J’ai peur, en vérité, qu’il ne nous croie raccommodés.
FIGARO.
Feignons toujours d’être brouillés.
SUZANNE.
Mais qu’as-tu donc appris qui te donne une telle humeur ?
FIGARO.
Recordons-nous d’abord sur les principes. Depuis que nous sommes à Paris, et que M. Almaviva… (Il faut bien lui donner son nom, puisqu’il ne souffre plus qu’on l’appelle Monseigneur…)
SUZANNE.
Avec humeur.
C’est beau ! et Madame sort sans livrée ! nous avons l’air de tout le monde !
FIGARO.
Depuis, dis-je, qu’il a perdu, par une querelle de jeu, son libertin de fils aîné, tu sais comment tout a changé pour nous ! comme l’humeur du comte est devenue sombre et terrible !…
SUZANNE.
Tu n’es pas mal bourru non plus !
FIGARO.
Comme son autre fils paraît lui devenir odieux !
SUZANNE.
Que trop !
FIGARO.
Comme Madame est malheureuse !
SUZANNE.
C’est un grand crime qu’il commet !
FIGARO.
Comme il redouble de tendresse pour sa pupille Florestine ! Comme il fait surtout des efforts pour dénaturer sa fortune !
SUZANNE.
Sais-tu, mon pauvre Figaro, que tu commences à radoter ? Si je sais tout cela, qu’est-il besoin de me le dire ?
FIGARO.
Encore faut-il bien s’expliquer pour s’assurer que l’on s’entend. N’est-il pas avéré pour nous que cet astucieux Irlandais, le fléau de cette famille, après avoir chiffré, comme secrétaire, quelques ambassades auprès du Comte, s’est emparé de leurs secrets à tous ? que ce profond machinateur a su les entraîner, de l’indolente Espagne, en ce pays, remué de fond en comble, espérant y mieux profiter de la désunion où ils vivent pour séparer le mari de la femme, épouser la pupille, et envahir les biens d’une maison qui se délabre ?
SUZANNE.
Enfin, moi ! que puis-je à cela ?
FIGARO.
Ne jamais le perdre de vue ; me mettre au cours de ses démarches…
SUZANNE.
Mais je te rends tout ce qu’il dit.
FIGARO.
Oh ! ce qu’il dit… n’est que ce qu’il veut dire ! Mais saisir, en parlant, les mots qui lui échappent, le moindre geste, un mouvement ; c’est là qu’est le secret de l’âme ! Il se trame ici quelque horreur ! Il faut qu’il s’en croie assuré ; car je lui trouve un air… plus faux, plus perfide et plus fat ; cet air des sots de ce pays, triomphant avant le succès ! Ne peux-tu être aussi perfide que lui ? l’amadouer, le bercer d’espoir ? quoi qu’il demande, ne pas le refuser ?…
SUZANNE.
C’est beaucoup !
FIGARO.
Tout est bien, et tout marche au but, si j’en suis promptement instruit.
SUZANNE.
Et si j’en instruis ma maîtresse ?
FIGARO.
Il n’est pas temps encore ; ils sont tous subjugués par lui. On ne te croirait pas : tu nous perdrais sans les sauver. Suis-le partout, comme son ombre… et moi, je l’épie au-dehors…
SUZANNE.
Mon ami, je t’ai dit qu’il se défie de moi ; et s’il nous surprenait ensemble… Le voilà qui descend… Ferme !… Ayons l’air de quereller bien fort.
Elle pose le bouquet sur la table.
FIGARO.
Élevant la voix
Moi, je ne le veux pas ! Que je t’y prenne une autre fois !…
SUZANNE.
Élevant la voix.
Certes !… Oui, je te crains beaucoup !
FIGARO.
Feignant de lui donner un soufflet.
Ah ! tu me crains !… Tiens, insolente !
SUZANNE.
Feignant de l’avoir reçu.
Des coups à moi… chez ma maîtresse !
Le Major Bégearss, Figaro, Suzanne
BÉGEARSS.
En uniforme, un crêpe noir au bras.
Eh ! mais quel bruit ! Depuis une heure j’entends disputer de chez moi…
FIGARO.
À part.
Depuis une heure !
BÉGEARSS.
Je sors, je trouve une femme éplorée…
SUZANNE.
Feignant de pleurer.
Le malheureux lève la main sur moi !
BÉGEARSS.
Ah ! l’horreur ! Monsieur Figaro ! Un galant homme a-t-il jamais frappé une personne de l’autre sexe ?
FIGARO.
Brusquement.
Eh, morbleu ! Monsieur, laissez-nous ! je ne suis point un galant homme ; et cette femme n’est point une personne de l’autre sexe : elle est ma femme ; une insolente qui se mêle dans des intrigues, et qui croit pouvoir me braver parce qu’elle a ici des gens qui la soutiennent. Ah ! j’entends la morigéner…
BÉGEARSS.
Est-on brutal à cet excès ?
FIGARO.
Monsieur, si je prends un arbitre de mes procédés envers elle, ce sera moins vous que tout autre ; et vous savez trop bien pourquoi !
BÉGEARSS.
Vous me manquez, Monsieur ; je vais m’en plaindre à votre maître.
Figaro, raillant : Vous manquer ! moi ? c’est impossible.
Il sort.
Bégearss, Suzanne
BÉGEARSS.
Mon enfant, je n’en reviens point. Quel est donc le sujet de son emportement ?
SUZANNE.
Il m’est venu chercher querelle ; il m’a dit cent horreurs de vous. Il me défendait de vous voir, de jamais oser vous parler. J’ai pris votre parti ; la dispute s’est échauffée ; elle a fini par un soufflet… Voilà le premier de sa vie ; mais moi, je veux me séparer. Vous l’avez vu…
BÉGEARSS.
Laissons cela. — Quelque léger nuage altérait ma confiance en toi ; mais ce débat l’a dissipé.
SUZANNE.
Sont-ce là vos consolations ?
BÉGEARSS.
Va ! c’est moi qui t’en vengerai ! il est bien temps que je m’acquitte envers toi, ma pauvre Suzanne ! Pour commencer, apprends un grand secret. Mais sommes-nous bien sûrs que la porte est fermée ?
Suzanne y va voir. Il dit à part.
Ah ! si je puis avoir seulement trois minutes l’écrin au double fond que j’ai fait faire à la Comtesse, où sont ces importantes lettres…
SUZANNE
Revient.
Eh bien ! ce grand secret ?
BÉGEARSS.
Sers ton ami ; ton sort devient superbe. — J’épouse Florestine ; c’est un point arrêté ; son père le veut absolument.
SUZANNE.
Qui, son père ?
BÉGEARSS.
En riant.
Eh d’où sors-tu donc ? Règle certaine, mon enfant : lorsque telle orpheline arrive chez quelqu’un, comme pupille ou bien comme filleule, elle est toujours la fille du mari.
D’un ton sérieux.
Bref, je puis l’épouser… si tu me la rends favorable.
SUZANNE.
Oh ! mais Léon en est très amoureux.
BÉGEARSS.
Leur fils ?
Froidement.
Je l’en détacherai.
SUZANNE.
Étonnée.
Ha !… Elle aussi, elle est fort éprise !
BÉGEARSS.
De lui ?…
SUZANNE.
Oui.
BÉGEARSS.
Froidement.
Je l’en guérirai.
FIN DE L’EXTRAIT
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